Attaques contre les populations civiles – Territoire de Rutshuru (Nord-Kivu)

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Dans la nuit du 5 au 6 juin 1996, à Bunagana, village situé à la frontière avec l’Ouganda, des éléments armés identifiés comme étant des militaires de l’APR (Armée Patriotique Rwandaise) et de l’UPDF (Uganda People’s Defence Force) auraient tué entre 28 et 36 civils, pour la plupart des Banyarwanda hutu323. Selon certaines sources, des Tutsi originaires de Bunagana auraient servi d’éclaireurs, indiquant aux commandos les maisons des personnes à tuer324.

272. Les infiltrations de militaires de l’AFDL(Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo)/APR(Armée Patriotique Rwandaise) dans la collectivité Bwisha ont commencé en octobre 1996. Vers la mi-octobre, des unités de l’AFDL/APR ont attaqué une première fois le camp militaire des FAZ à Rumangabo. Avec l’aide d’éléments des ex-FAR/Interahamwe venus des camps de réfugiés de Katale et Mugunga, les FAZ ont repoussé l’attaque. Au cours des jours suivants, d’autres militaires de l’AFDL/APR se sont infiltrés dans la partie sud du territoire de Rutshuru via le parc national des Virunga et au niveau du camp de Kibumba. Ces nouveaux infiltrés ont réussi à couper la route reliant les camps de réfugiés de Katale et Mugunga au camp militaire des FAZ en vue du lancement d’une seconde attaque sur Rumangabo. Dès le début des infiltrations, les troupes de l’AFDL/APR auraient commis des massacres contre les populations civiles des groupements de Bweza et Rugari. Les victimes étaient principalement des Banyarwanda hutu325.

273. Les militaires de l’AFDL/APR ont pratiquement toujours procédé selon le même schéma. À leur entrée dans une localité, ils ordonnaient à la population de se rassembler pour les motifs les plus divers. Une fois regroupés, les civils étaient ligotés et exécutés à coups de marteau ou de houe sur la tête. De nombreux témoins ont déclaré avoir reconnu parmi les militaires de l’AFDL/APR de nombreux jeunes Banyarwanda tutsi qui avaient quitté le territoire de Rutshuru entre 1990 et 1996. Selon plusieurs témoins, les militaires de l’AFDL/APR auraient massacré les Banyarwanda hutu avec une volonté évidente de se venger, ciblant les villages où les Tutsi avaient dans le passé été persécutés. Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :

  • Le 20 octobre 1996, des éléments de l’AFDL/APR ont tué entre 70 et 150 civils dans la localité de Musekera du groupement de Bweza, au sud du territoire de Rutshuru. Les militaires étaient déjà venus dans le village la veille mais ils n’avaient trouvé personne, la population ayant pris la fuite. Le 20 octobre, ils sont revenus par surprise dans le village et ont rapidement ordonné aux civils, pour la plupart des Banyarwanda hutu, de se rassembler dans la maison communale sous le prétexte qu’ils allaient leur distribuer de la nourriture et des boissons. Une fois enfermées dans la maison communale, les victimes ont été ligotées et tuées à coup de massue. Leurs corps ont ensuite été jetés dans une latrine326.
  • Aux alentours du 20 octobre 1996, des éléments de l’AFDL/APR ont tué des dizaines de civils, pour la plupart des Banyarwanda hutu, dans le village de Tanda, à proximité de Musekera. Les victimes ont été tuées à coups de marteau et de petite houe. Avant de partir, les militaires ont incendié le village327.
  • Aux alentours du 30 octobre 1996, des éléments de l’AFDL/APR ont tué plus de 800 personnes, dont des femmes et des enfants, dans les villages de Bisoko, Mugwata, Ngugo et Kuri-Rugari du groupement de Rugari, dans le territoire de Rutshuru. Au cours des jours précédents, de violents combats avaient opposé les militaires de l’AFDL/APR aux FAZ/Ex-FAR/Interahamwe autour du camp militaire de Rumangabo, situé à proximité de ces villages. En novembre, une commission locale a établi une liste de victimes contenant 830 noms. Pendant les massacres les militaires se sont aussi livrés au pillage des villages328.

274. Le 26 octobre 1996, les militaires de l’AFDL/APR ont pris Rutshuru, chef-lieu du territoire du même nom. L’incident allégué suivant a été documenté :

  • Le 26 octobre 1996, des éléments de l’AFDL/APR ont tué un nombre indéterminé de civils banyarwanda hutu dans le camp de déplacés de Nyongera, à quelques kilomètres de Rutshuru. Les militaires ont tout d’abord encerclé le camp puis ils ont ouvert le feu. Les victimes étaient pour la plupart des Banyarwanda hutu originaires de la collectivité de Bwito du territoire de Rutshuru. Ils vivaient dans ce camp depuis plusieurs années du fait du climat de violence régnant dans la collectivité de Bwito. Selon une source, cependant, le massacre aurait été précédé d’un bref échange de tirs entre les militaires de l’AFDL/APR et des ex-FAR/Interahamwe329.

275. À l’entrée des troupes de l’AFDL/APR à Rutshuru, la population des villages environnants s’est enfuie dans les collines du groupement de Busanza. L’incident allégué suivant a été documenté :

  • Le 30 octobre 1996, des éléments de l’AFDL/APR ont tué à coups de marteau sur la tête 350 civils au moins, pour la plupart des Banyarwanda hutu, dans le centre ville de Rutshuru, tout près de la maison du « PNA »330. Au cours des jours précédant les massacres, les militaires avaient appelé la population civile qui avait fui le village de Kiringa, à 1 kilomètre de Rutshuru, à rentrer chez elle de façon à pouvoir assister le 30 octobre à un grand meeting populaire. Une fois rentrés dans le village, les habitants de Kiringa ont été conduits jusqu’au centre ville de Rutshuru et enfermés dans la maison du PNA. Dans l’après-midi, les militaires ont procédé à leur recensement et demandé aux personnes d’ethnie Nande de rentrer chez elles. Ils ont ensuite séparé les hommes des femmes au motif que ces dernières devaient aller préparer le repas. Les femmes ont été conduites jusqu’à la maison de la Poste où elles ont été exécutées. Les hommes ont été ligotés et emmenés deux par deux jusqu’à une carrière de sable située à quelques dizaines de mètres de la maison du PNA. Ils ont ensuite tous été exécutés à coups de marteau331.

276. Au cours des semaines qui ont suivi, les militaires de l’AFDL/APR ont commis de nombreux massacres dans les villages des groupements de Busanza, Kisigari et Jomba, au sud et à l’est de Rutshuru. Les victimes étaient principalement des civils banyarwanda hutu. Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :

  • Vers la fin d’octobre 1996, des éléments de l’AFDL/APR ont tué entre 30 et 60 personnes, pour la plupart des Banyarwanda hutu, dans les villages de Kashwa et Burayi, tout près de Rutshuru. La plupart des victimes ont été ligotées avant d’être exécutées à coups de marteau ou de houe. Certaines des victimes ont été tuées par balle332.
  • Vers la fin d’octobre 1996 également, des éléments de l’AFDL/APR ont tué une centaine de civils, pour la plupart des Banyarwanda hutu, dans les villages du groupement de Kisigari, dans le territoire de Rutshuru, notamment à Mushoro, Biruma, Kabaya et Kazuba. Les militaires avaient rassemblé les habitants en leur faisant croire qu’ils allaient assister à une réunion. La plupart des victimes ont été tuées à coups de houe ou de marteau sur la tête. Certaines sont mortes brûlées vives enfermées dans leurs maisons. D’autres sont mortes après avoir été précipitées dans des latrines333.
  • Aux alentours du 29 octobre 1996, des éléments de l’AFDL/APR ont fait disparaître un abbé ainsi que quatre sœurs de la paroisse de Jomba, dans le territoire de Rutshuru. Les victimes étaient toutes des Banyarwanda hutu. Elles ont été vues pour la dernière fois en train de parler avec des militaires de l’AFDL/APR. Leurs corps n’ont jamais été retrouvés334 .
  • Pendant plusieurs semaines, entre octobre et novembre 1996, des éléments de l’AFDL/APR ont arrêté et tué un nombre indéterminé de civils Banyarwanda hutu dans un bâtiment où s’était installé l’état-major de l’AFDL/APR au centre ville de Rutshuru335. Les victimes avaient été interceptées au niveau des barrières érigées à l’entrée de Rutshuru et à proximité des installations hydroélectriques du Mondo Giusto. Les corps des victimes ont ensuite été jetés dans la rivière Fuko336.
  • Le 18 novembre 1996, des éléments de l’AFDL/APR ont massacré plusieurs centaines de Banyarwanda hutu au marché de Mugogo, à 31 kilomètres de Rutshuru. À leur arrivée, les militaires avaient annoncé qu’ils allaient organiser une réunion pour présenter le nouveau chef de la localité à la population. Après avoir demandé à la population non hutu et à celle de Kiwanja337 de quitter les lieux, les militaires ont ouvert le feu sur la foule. Certaines victimes ont été achevées à coups de marteau ou de pilon sur la tête. Au début des années 90, un conflit foncier avait opposé la population du village de Mugogo à une famille Tutsi au sujet de la plantation de Shinda. Un membre de la famille tutsi avait été assassiné par les villageois338. En 2005, la population de Mugogo a remis une liste à la Division des droits de l’homme de la MONUC répertoriant 1 589 victimes.
  • Début novembre 1996, des éléments de l’AFDL/APR ont tué plusieurs centaines de Banyarwanda hutu dans un ancien camp de l’Institut zaïrois pour la conservation de la nature (IZCN) de Kabaraza, situé à l’entrée du parc national des Virunga, à 20 kilomètres de Rutshuru. Les victimes étaient des Banyarwanda hutu qui avaient été appréhendés dans le village de Ngwenda au niveau de la barrière où les militaires triaient les gens en fonction de leur origine ethnique. Les militaires les avaient conduits jusqu’à l’ancien camp de l’IZCN en leur faisant croire qu’ils allaient cultiver des champs de haricots dans le cadre d’un travail communautaire. Une fois arrivées au camp, les militaires les ont tués à coups de pilon. Selon la plupart des sources, le nombre total de victimes s’élèverait à près de 600 personnes339.

277. À compter de la fin de 1996, les militaires de l’AFDL/APR ont procédé à des recrutements massifs au sein de la population congolaise. La majorité de ces nouvelles recrues étaient des enfants (EAFGA)340, communément appelés les « Kadogo », ce qui signifie « les petits » en swahili. Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :

  • Fin 1996, des éléments de l’AFDL/APR ont recruté de nombreux mineurs dans les villages entourant la localité de Kashwa du groupement de Gisigari, dans le territoire de Rutshuru et dans ceux de la région de Ngungu du territoire du Masisi. Des recruteurs se sont rendus dans les écoles des villages en promettant aux enfants de leur donner de la nourriture ou de l’argent. Ils ont aussi enrôlé de force un nombre indéterminé d’enfants. Certaines recrues avaient à peine 10 ans. La plupart des recrues de la région ont reçu une formation militaire minimale dans le camp de Matebe situé dans les environs du centre ville de Rutshuru. Au cours de leur séjour dans ce camp, les enfants ont subi des tortures ainsi que divers traitements cruels, inhumains et dégradants. Ils ont été victimes de viols et n’ont reçu que très peu de nourriture. Ils ont ensuite été envoyés directement au front341.
  • Le 7 mai 1997, des éléments de l’AFDL/APR ont tué plus de 300 civils dans les villages de la localité de Chanzerwa du groupement de Binja. À leur arrivée dans les villages, les militaires ont fait irruption dans des maisons et ont tué un nombre indéterminé de civils à coups de petite hache. Ils ont ensuite emmené un nombre indéterminé de civils capturés jusqu’au village de Buhimba. Après les avoir ligotés et enfermés dans le bâtiment et la cour de l’église de la 8e CEPAC [Communauté des églises pentecôtistes en Afrique centrale], ils les ont tués à coups de houe sur la tête. Ceux qui ont tenté de s’enfuir ont été tués par balle. Les cadavres ont ensuite été jetés dans les latrines non loin de l’église. Les troupes de l’AFDL/APR ont tué sans discrimination hommes, femmes et enfants. La majorité des victimes étaient des Banyarwanda hutu mais de nombreux Nande ont également été massacrés à Buhimba. Selon plusieurs rescapés, les militaires de l’AFDL/APR auraient tué plusieurs enfants en frappant leur tête contre des murs ou des troncs d’arbre. Au total, 334 victimes ont pu être recensées342.
  • Le 26 mai 1997, des éléments de l’AFDL/APR ont kidnappé et fait disparaître au moins 17 civils du village de Vitshumbi, au bord du lac Édouard. Les victimes avaient été accusées d’avoir tué un militaire de l’AFDL/APR mort peu de temps auparavant dans des circonstances non élucidées. Vingt-deux villageois ont été conduits jusqu’au complexe touristique de Rwindi pour y être interrogés. Cinq d’entre eux ont finalement été libérés mais les autres n’ont jamais été revus343.

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323 Le terme banyarwanda désigne les populations originaires du Rwanda et vivant dans la province du Nord-Kivu.
324 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, novembre 2008; PAM [Programme alimentaire mondial], « Emergency Report No. 22 de 1996 », 7 juin 1996; AI, « Zaïre – Anarchie et insécurité au Nord-Kivu et au Sud-Kivu », 1996, p. 10.
325 Ces Banyarwanda hutu sont appelés localement Banyabwisha ou Hutu de la collectivité de Bwisha.
326 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, février et avril 2009.
327 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, février et avril 2009.
328 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, février et mars 2009.
329 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, décembre 2008 et février et avril 2009.
330 Le Parc national Albert (PNA) est le nom que portait autrefois le Parc national des Virunga
331 Entretiens de la Division des droits de l’homme de la MONUC, Nord-Kivu, octobre 2005; Centre de recherche sur l’environnement, la démocratie et les droits de l’homme (CREDDHO), « Appel urgent sur la découverte des fosses communes en territoire de Rutshuru », octobre 2005; APREDECI, Mission d’enquête sur la situation des droits de l’homme dans la province du Nord-Kivu, p. 11 et 12.
332 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, mars 2009.
333 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, janvier, mars et avril 2009.
334 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, novembre 2008 et février 2009; Rapport sur la situation des droits de l’homme au Zaïre (E/CN.4/1997/6/Add.2), p. 7; Didier Kamundu Batundi, « Mémoire des crimes impunis, la tragédie du Nord-Kivu », 2006, p. 76; Luc de l’Arbre, « Ils étaient tous fidèles, nos martyrs et témoins de l’amour en RDC », novembre 2005, p. 177.
335 Le bâtiment était situé à proximité de la maison du chef de la collectivité de Bwisha.
336 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, février 2009.
337 Kiwanja est un village situé à proximité de Rutshuru où vivent principalement des Nande.
338 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, décembre 2008 et février/avril 2009; Témoignage recueilli par l’Équipe d’enquête du Secrétaire général en RDC en 1997/1998; APREDECI, Mission d’enquête sur la situation des droits de l’homme dans la province du Nord-Kivu, p. 13 , CEREBA [Centre d’études et de recherche en éducation de base pour le développement intégré], Rapport de mission en territoire de Rutshuru, octobre 2005, p. 19; Didier Kamundu Batundi, « Mémoire des crimes impunis, la tragédie du Nord -Kivu », 2006, p. 101 et 102.
339 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord- Kivu, décembre 2008 et février/mars 2009.
340 Enfants associés aux forces et groupes armés.
341 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, mars et avril 2009.
342 Entretiens avec l’Équipe Mapping, Nord-Kivu, avril 2009.
343 Didier Kamundu Batundi, « Mémoire des crimes impunis, la tragédie du Nord-Kivu », 2006, p. 102; APREDECI, Mission d’enquête sur la situation des droits de l’homme en province du Nord-Kivu, 1997; AI, «Alliances mortelles dans les forêts congolaises», 1997, p. 18.