Qualification Juridique des Actes de Violence – Crimes contre l’humanité

Section I > CHAPITRE V. Qualification Juridique des Actes de Violence > Crimes contre l’humanité

492. Les multiples incidents décrits dans les chapitres précédents mettent en évidence que la très grande majorité des actes de violence perpétrés durant ces années s’inscrivaient dans des vagues de représailles, des campagnes de persécution et de traque de réfugiés qui se sont généralement toutes transposées en une série d’attaques généralisées et systématiques contre des populations civiles. Un très grand nombre des crimes répertoriés ci-dessus ont été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile pouvant être ainsi qualifiés de crimes contre l’humanité. Mentionnons ici, seulement à titre d’illustration, les crimes contre l’humanité qui s’inscrivaient dans le cadre d’une campagne de persécution menée à l’encontre de certains groupes pour, notamment, des motifs d’ordre politique ou ethnique. Le crime de persécution englobe un grand nombre d’actes, y compris, entre autres, ceux de caractère physique, économique ou judiciaire qui privent une personne de l’exercice de ses droits fondamentaux919. Pour constituer un crime de persécution, cet acte doit être 1) un déni manifeste ou flagrant, 2) pour des raisons discriminatoires, 3) d’un droit fondamental consacré par le droit international coutumier ou conventionnel, 4) atteignant le même degré de gravité que les autres actes énumérés dans la définition des crimes contre l’humanité920.

À l’encontre des Kasaïens

493. Les multiples actes de violence perpétrés à l’encontre des Kasaïens à compter de mars 1993 offrent l’exemple type des crimes contre l’humanité commis en dehors d’un conflit armé921. Plusieurs actes énumérés dans la définition des crimes contre l’humanité ont été perpétrés à l’égard des Kasaïens: le meurtre, la déportation ou le transfert forcé de population, d’autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique et mentale. On trouve également les éléments essentiels de la persécution en tant que crime contre l’humanité: les Kasaïens étaient un groupe identifiable dont les membres ont été persécutés pour des motifs d’ordre politique et ethnique, victimes d’une virulente campagne antikasaïenne lancée par les plus hauts responsables politiques de la province à l’époque.

494. Les attaques lancées contre la population civile kasaïenne étaient de toute évidence généralisées et systématiques. Entre 1992 et 1995, la violence s’est étendue à travers toute la province, touchant des milliers de victimes, ce qui lui donne un caractère généralisé. Les attaques étaient également systématiques. Elles étaient orchestrées de manière calculée par les autorités militaires et politiques. L’étendue de la violence, l’organisation des trains pour la déportation des Kasaïens, la campagne antikasaïenne de Lubumbashi, pendant laquelle certains ont été chassés dans le cadre d’une « purification professionnelle », et la multitude d’attaques individuelles tolérées ou organisées par les autorités sont toutes des facteurs montrant le « caractère organisé des actes commis et l’improbabilité de leur caractère fortuit »922 . Finalement, les auteurs, en majorité membres d’une milice issue de l’aile jeunesse d’un mouvement politique, à savoir l’Union des fédéralistes et républicains indépendants (UFERI), la JUFERI, étaient bien conscients que les actes commis s’inscrivaient dans la dimension plus vaste d’une campagne antikasaïenne lancée par leurs dirigeants politiques qui allait se transformer rapidement en attaque systématique et généralisée contre la population civile kasaïenne.

À l’encontre des Hutu

495. L’Équipe d’enquête du Secrétaire général en RDC en 1997/1998 a conclu que le massacre systématique des réfugiés hutu par les forces de l’AFDL/APR était un crime contre l’humanité, mais s’est réservée sur la question de l’intention relative à cette série de massacres923. Les informations recueillies à ce jour permettent de confirmer fermement qu’il s’agit bien de crimes contre l’humanité: le nombre très élevé de crimes graves répertoriés commis par l’AFDL/APR à l’encontre des réfugiés hutu indique la nature généralisée de ces attaques. La nature systématique, planifiée et généralisée de ces attaques est également démontrée par une véritable traque des réfugiés qui s’est déroulée d’est en ouest à travers tout le territoire de la RDC, et le fait que ces attaques ont été lancées contre des populations majoritairement civiles malgré la présence d’éléments des ex-FAR/Interahamwe confirmée en plusieurs endroits.

496. Les conflits ethniques au Nord-Kivu ont fait place durant la première guerre à de nombreuses attaques de l’AFDL/APR contre les populations hutu établies dans la région depuis de nombreuses années. Le caractère généralisé et systématique de ces attaques contre des populations civiles hutu ressort clairement des incidents décrits dans les pages précédentes, ce qui pourrait permettre de les qualifier de crimes contre l’humanité.

497. Ces crimes seront réexaminés dans l’analyse de la question spécifique de l’existence ou non de l’intention de détruire en partie le groupe de réfugiés hutu, qui constitue l’élément essentiel du crime de génocide au sens du droit international.

À l’encontre des Tutsi

498. Victimes depuis des années de campagnes de discrimination et d’expulsion forcée dans le Sud-Kivu ainsi que d’attaques répétées des ex-FAR/Interahamwe dans le Nord-Kivu, les Tutsi ont été particulièrement visés dès le début la première guerre, accusés de connivence avec les « éléments armés banyamulenge/tutsi » puis avec l’AFDL/APR/FAB. Les autorités, tant au niveau national qu’au niveau local, ont appelé la population à les traquer et ont demandé à l’armée de les expulser par la force. Dans ce climat, la population tutsi – groupe identifiable au sens de la définition de la persécution dans le cadre des crimes contre l’humanité – a été victime de meurtres, de tortures, de viols et de détentions arbitraires, en particulier au Sud-Kivu et à Kinshasa. Par la suite, après la rupture du Président Kabila avec ses anciens alliés rwandais et le déclenchement de la deuxième guerre, une nouvelle campagne contre les Tutsi a été lancée par de hauts responsables gouvernementaux, dont le Président lui-même, à Kinshasa ainsi que dans les autres provinces sous contrôle gouvernemental. Un appel à l’extermination de la « vermine tutsi » a même été lancé par Abdulaye Yerodia Ndombasi, Directeur de cabinet du Président Kabila924. Les nombreux actes de violence anti-Tutsi répertoriés durant ces deux périodes, d’abord à partir de septembre 1996 et par la suite à partir d’août 1998, réunissent les éléments qui permettraient de les qualifier d’actes de persécution dans le cadre de la définition des crimes contre l’humanité.

499. Le caractère systématique et généralisé des attaques lancées contre les Tutsi est démontré par le nombre élevé de victimes et de crimes commis dans plusieurs régions du pays, le type de violations commises par les forces de sécurité ou avec leur complicité, le rôle joué par les autorités politiques, notamment l’incitation publique à la haine, voire à la commission de crimes contre les Tutsi, et le fait qu’aucun effort n’a été déployé par les autorités pour prévenir, arrêter ou punir les multiples violations des droits commises à l’encontre de la population tutsi. Ici encore, on peut en inférer que les auteurs étaient bien conscients que leurs actes s’inscrivaient dans la dimension plus vaste d’une campagne anti-Tutsi qui se transposait sur le terrain en attaques généralisées autorisées par les plus hauts responsables politiques du pays à l’époque.

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919 Tadić, TPIY, Chambre de première instance, Jugement, 7 mai 1997, par. 697 à 710.
920 Kupreskić, TPIY, Chambre de première instance II, 14 janvier 2000, par. 621.
921 Comme démontré précédemment, les Kasaïens ne constituaient pas un groupe armé capable de mener des opérations militaires mais étaient plutôt une population civile victime d’une campagne de persécution et de violence.
922 Voir Kordić et Cerkezs, TPIY, Chambre d’appel, no IT-95-14/2-A, 17 décembre 2004, par. 94.
923 Se voyant gravement handicapée dans son travail par les autorités zaïroises, l’Équipe n’a pas pu rassembler suffisamment d’éléments pour tirer une conclusion sur cette question, mais elle n’a pas exclu la possibilité que les massacres puissent être qualifiés de génocide en droit. Voir rapport de l’Équipe d’enquête du Secrétaire général (S/1998/581), annexe, par. 96.
924 Mandat d’arrêt international du Juge d’instruction Vandermeersch à l’encontre de M. Abdulaye Yerodia Ndombasi, du 11 avril 2000.