CHAPITRE I. Actes de violence commis contre les femmes et violences sexuelles

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529. Les actes de violence répertoriés dans la section précédente montrent clairement que les femmes et les filles ont payé un tribut particulièrement lourd au cours de la décennie 1993-2003. La violence généralisée qui a déferlé sur le Zaïre, devenu la RDC, entre 1993 et 2003 a eu des conséquences particulièrement graves pour les femmes en raison de leur vulnérabilité socioéconomique et culturelle. Elle s’est aussi traduite par des formes spécifiques de violence comme les violences sexuelles dont les femmes ont été les principales victimes960 et il est largement admis que, depuis 1993, les femmes et les filles congolaises ont été la cible d’actes de violence généralisés961.

530. La violence en RDC s’est en effet accompagnée d’un usage systématique du viol et des agressions sexuelles par les forces combattantes. Bien qu’ils aient été commis principalement à la faveur d’un conflit armé dans les zones occupées comme dans les zones de combat, les actes de violence se sont également produits en temps de paix ou dans des zones éloignées du conflit.

531. Les guerres successives et concurrentes en RDC ont contribué à la généralisation des violences sexuelles pendant les combats, lors des replis des combattants, après les combats, près des cantonnements, dans les zones occupées, lors des patrouilles, lors de représailles contre la population civile et lors de raids commis par des groupes armés isolés, parfois non identifiés. Les violences sexuelles sont attribuables en très grande majorité aux acteurs armés sur le terrain, mais des civils ont parfois également pris part aux exactions.

532. L’impunité, l’indiscipline, la haine ethnique, la normalisation de la violence, les croyances mystiques, les phénomènes de coercition mentale exercés sur les enfants soldats, l’encouragement passif ou actif de la hiérarchie militaire institutionnelle et rebelle expliquent la généralisation des violences sexuelles qui ont touché les femmes de tout âge, y compris les fillettes, parfois de 5 ans seulement, et les femmes âgées. Les hommes ont aussi été, dans une moindre mesure, victimes de violences sexuelles. Les dommages causés au tissu social dû à l’effondrement des institutions nationales et aux conflits à répétition ont contribué à entretenir l’impunité et le chaos.

533. La place inégale de la femme dans la société et dans la famille a également favorisé les violences sexuelles en temps de guerre. Comme l’a affirmé la Rapporteuse spéciale sur la violence à l’égard des femmes, ses causes et ses conséquences,Yakin Ertürk « les violences sexuelles dans les conflits armés en RDC se nourrissent de la discrimination fondée sur le sexe dans la société en général » 962. Le droit congolais et les pratiques coutumières discriminatoires à l’égard de femmes maintiennent celles-ci dans une réalité sociale et un schéma mental de domination963. Ainsi, avant l’adoption de la nouvelle loi de 2006 sur les violences sexuelles964, la définition du viol, très restrictive, ne couvrait qu’un nombre limité de situations auxquelles font face les femmes.

534. Si les cas de violence sexuelle ont été documentés de façon plus spécifique depuis quelques années, notamment pour ceux qui sont directement liés aux conflits armés, il n’en va cependant pas de même pour les cas survenus entre 1993 et 2003. Le Projet Mapping a néanmoins été en mesure de trouver des informations relatives aux violences sexuelles commises pendant cette période dans les rapports généraux concernant les violations des droits de l’homme et dans quelques rapports abordant spécifiquement la question des violences sexuelles965.

535. Le peu de temps (six mois) et de ressources (cinq équipes) disponibles pour couvrir les violations les plus sérieuses des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sur l’ensemble du territoire congolais pendant 10 ans de conflits armés ont imposé de concentrer les principaux efforts sur les incidents ayant entraîné la mort d’un grand nombre de victimes. Conscients que l’usage d’une telle méthodologie ne permettrait pas de rendre pleinement justice aux nombreuses victimes de violences sexuelles ni de refléter comme il se doit l’emploi généralisé de cette forme de violence par tous les groupes armés impliqués dans les différents conflits en RDC, il a été décidé, dès le départ, de rechercher des informations et des documents étayant la commission des violences sexuelles dans certains contextes plutôt que de chercher à confirmer chaque cas individuel, les victimes étant malheureusement trop nombreuses et dispersées sur l’ensemble du territoire966. Cette approche a permis de mettre en évidence le caractère récurrent, généralisé et systématique de ce phénomène tel que démontré dans le présent chapitre. Elle a parfois aussi permis de confirmer des cas massifs de violences sexuelles qui avaient jusqu’à présent été peu documentés, comme par exemple les cas de viols de femmes lors des massacres des réfugiés hutu par l’AFDL/APR.

536. Le fait que certains incidents majeurs ne soient pas mentionnés dans le présent chapitre n’implique nullement qu’ils n’aient pas été accompagnés de violences sexuelles. De même, certains groupes armés ont pu commettre des actes de violence sexuelle sans qu’ils aient été mentionnés ci-dessous. Enfin, les chiffres cités dans ce chapitre sont généralement très en dessous de la réalité. En effet, de nombreux endroits restent encore inaccessibles, les victimes et les témoins n’ont parfois pas survécu aux violations ou ont toujours honte d’en parler. Enfin, la documentation des violences sexuelles n’a pas toujours été faite de manière suffisamment précise ou systématique pour pouvoir être utilisée dans ce rapport.

537. Bien que la majeure partie des violences sexuelles examinées dans le présent rapport constitue des infractions et des crimes au regard du droit national ainsi qu’au regard des règles des droits de l’homme et du droit international humanitaire, l’impunité est criante. Un nombre minime de cas de violence sexuelle atteint le système de justice, bien peu de plaintes déposées conduisent à des jugements et encore moins à des condamnations. Finalement, lors des rares condamnations prononcées pour ces infractions, les prévenus se sont presque toujours évadés des prisons967.

538. La première partie de ce chapitre présente le cadre juridique national et international applicable aux violences sexuelles et analyse succinctement la pratique judiciaire en la matière. Les violences sexuelles commises au cours de la période 1993-2003 sont présentées et analysées dans les sections suivantes, replacées dans le contexte historique de l’époque, suivant le découpage en quatre périodes chronologiques utilisé dans la section précédente968. Finalement, certains traits spécifiques des violences sexuelles en RDC sont étudiés plus en détail afin de mettre en évidence le caractère insoutenable, organisé, généralisé et systématique des nombreux actes de violence sexuelle perpétrés en RDC.

960 Les violences sexuelles mettant en cause des hommes et des garçons, bien qu’en nombre fort restreint par rapport à celles commises contre des femmes, seront également mentionnées dans le présent chapitre.
961 Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la violence à l’égard des femmes, ses causes et ses conséquences (A/HRC/7/6/Add.4) », 27 février 2008.
962 Les femmes se heurtent à une discrimination et sont victimes d’oppression dans pratiquement tous les domaines. Le pays figure au cent-trentième rang (sur 136) dans l’indicateur sexospécifique du développement humain (ISDH) du PNUD. Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la violence à l’égard des femmes (A/HRC/7/6/Add.4), par. 96.
963 Ibid, par. 97. Par exemple le Code de la famille congolais considère les femmes mariées comme des mineures sur le plan juridique.
964 Loi sur les violences sexuelles, qui comprend la loi n° 06/018 du 20 juillet 2006, complétée par la loi no 06/019 du 20 juillet 2006 modifiant et complétant le décret du 6 août 1959 portant Code de procédure pénale.
965 Réseau des femmes pour un développement associatif (RFDA), Réseau des femmes pour la défense des droits et la paix (RFDP) et International Alert (IA), « Le corps des femmes comme champ de bataille durant la guerre de la RDC», 2004; Dignité des sans-voix (DSV), « Femmes dans la tourmente des guerres en RDC », 2002; MSF, « I Have no Joy, no Peace of Mind; Medical, Psychosocial and Socio-economic Consequences of Sexual Violences in Eastern DRC », 2004; AI, « Surviving Rape: Voices from the east », 2004; AI, « Violences sexuelles: un urgent besoin de réponses adéquates », 2004; HRW, « RDC – La guerre dans la guerre: Violence sexuelle contre les filles et les femmes à l’est du Congo », 2002; HRW, « En quête de justice. Poursuivre les auteurs de violences sexuelles commises pendant la guerre au Congo », 2005.
966 La plupart des documents disponibles ne relatent que des cas de violence individuels basés sur des témoignages anonymes, volontairement incomplets pour des questions de sécurité et de confidentialité. De ce fait, il a souvent été difficile d’identifier avec précision les lieux et dates des violations. Il a toutefois été demandé à chaque équipe d’enquêteurs du Projet Mapping d’interroger spécifiquement les témoins des principaux incidents répertoriés au sujet de l’emploi de la violence sexuelle.
967 Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la violence à l’égard des femmes (A/HRC/7/6/Add.4).
968 La première période, qui s’étend de mars 1993 à septembre 1996, couvre les violations commises au cours des dernières années de pouvoir du Président Mobutu marquées par l’échec du processus de démocratisation et les conséquences dévastatrices du génocide rwandais, en particulier dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu. La deuxième période, entre juillet 1996 et juillet 1998, s’intéresse aux violations perpétrées pendant la première guerre et les premiers 14 mois du régime mis en place par le Président Laurent-Désiré Kabila. La troisième période dresse l’inventaire des violations commises entre le déclenchement de la deuxième guerre, en août 1998, et la mort du Président Kabila, en janvier 2001. Enfin, la dernière période répertorie les violations perpétrées dans un contexte de respect progressif du cessez-le-feu le long de la ligne de front et d’accélération des négociations de paix en vue du lancement de la période de transition, le 30 juin 2003.