Cadre juridique applicable aux violences sexuelles

Section II > CHAPITRE I. Actes de violence commis contre les femmes et violences sexuelles > A. Cadre juridique applicable aux violences sexuelles

1. Droit interne

539. Bien que le statut d’égalité entre hommes et femmes soit garanti par la Constitution de 2006, la parité doit encore être traduite en termes de mesures d’application régissant le statut des femmes. En réalité, les femmes ne jouissent pas des mêmes droits que les hommes et leur sont subordonnées juridiquement969. Dans le domaine particulier des violences sexuelles, l’innovation principale de la Constitution est représentée par l’article 15 qui érige en crime contre l’humanité les violences sexuelles commises à l’encontre de toute personne970.

540. Cette disposition constitutionnelle a été complétée en 2006 par la révision de la législation pénale congolaise en matière de violences sexuelles qui a introduit de nouveaux crimes de violence sexuelle, notamment les viols avec objets, cas qui n’étaient pas prévus par la législation préexistante, et a également criminalisé les viols commis sur une large échelle971. Cependant cette loi ne s’applique pas à la période 1993-2003.

541. Les violences sexuelles commises pendant cette période tombent sous les dispositions du Code pénal congolais de 1940972. Ce code comprend une définition restrictive du viol qui ne couvrait pas entièrement l’étendue des crimes sexuels. Les autres cas de violence sexuelle étaient couverts par les dispositions d’« attentats à la pudeur » ou d’« outrages publics aux bonnes mœurs », laissant au juge saisi la liberté de faire appel à des circonstances aggravantes973.

2. Droit international

Le viol et d’autres formes de violence sexuelle constituent des infractions aux règles du droit international humanitaire974 et aux normes internationales et régionales des droits de l’homme contenues dans une série d’instruments spécifiques adoptés par la RDC975.

543. La reconnaissance du viol et d’autres violences sexuelles comme crime international s’est confirmée en s’inscrivant dans les statuts des différents cours et tribunaux internationaux et dans leurs interprétations juridiques. Les statuts gouvernant le TPIY976 et le TPIR977, les Chambres spéciales pour les crimes graves au Timor Leste978, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL)979, le Tribunal spécial pour le Cambodge980 et le Statut de Rome de la CPI, répertorient le viol, ainsi que d’autres formes de violence sexuelle expressément nommées, comme crime international.

544. La RDC a ratifié le Statut de Rome instituant la CPI le 11 avril 2002. Selon le Statut de Rome, en fonction du contexte plus large dans lequel les crimes sont commis, le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable peuvent constituer un crime contre l’humanité et un crime de guerre981.

545. Au-delà de ces références explicites au viol et à d’autres formes de violence sexuelle, les interprétations judiciaires du TPIY, du TPIR, des Chambres spéciales pour les crimes graves au Timor Leste, du TSSL, ainsi que les éléments des crimes du Statut de Rome de la CPI, prévoient que des actes autres que ceux expressément énumérés peuvent également être à la base de condamnations982 . La jurisprudence du TPIY et du TPIR montre ainsi que les violences sexuelles peuvent aussi être considérées comme des actes de génocide983, d’incitation directe et publique à commettre le génocide984, de torture985, de persécution986, d’esclavage987, des actes inhumains988, des traitements cruels989 et inhumains990 en tant que crimes contre l’humanité, ainsi que des outrages à la dignité des personnes991 et de l’esclavage992 en tant que crimes de guerre. De plus, même un cas individuel de violence sexuelle sérieuse peut être poursuivi comme crime contre l’humanité s’il est commis en tant que partie intégrante d’une attaque généralisée et systématique contre une population civile993.

546. Le droit international des droits de l’homme consacre également l’interdiction des violences sexuelles dans les conflits armés. En 1992994, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a reconnu que la violence fondée sur le sexe, qui compromet ou rend nulle la jouissance des droits individuels et des libertés fondamentales par les femmes en vertu des principes généraux du droit international ou des conventions particulières relatives aux droits de l’homme constitue une discrimination au sens de l’article premier de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Parmi ces droits et libertés on peut citer notamment le droit à l’égalité de protection qu’assurent les normes humanitaires en temps de conflit armé, national ou international995.

547. Le Conseil de sécurité, dans sa résolution 1325 (2000) du 31 octobre 2000, a réaffirmé la nécessité de respecter scrupuleusement les dispositions du droit international humanitaire et des instruments relatifs aux droits de l’homme qui protègent les droits des femmes et des petites filles pendant et après les conflits et a demandé à toutes les parties à un conflit armé de prendre des mesures particulières pour protéger les femmes et les petites filles contre les actes de violence sexiste, en particulier le viol et les autres formes de sévices sexuels996.

548. De plus, avec l’adoption du Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique, la définition de la violence basée sur le genre a consacré l’interdiction de tous les actes de violence contre les femmes, dans toute dimension politique ou temporelle, y compris en situation de conflit ou de guerre997.

549. Dans sa résolution 61/143 du 19 décembre 2006, l’Assemblée générale, quant à elle, a souligné que les États doivent éliminer la violence basée sur le genre, notamment afin d’assurer la protection des droits humains des femmes et des filles en période de conflit armé ou d’après conflit, ainsi que dans des situations caractérisées par la présence de réfugiés ou de déplacés, situations dans lesquelles elles sont les cibles privilégiées de la violence998. Ce processus a culminé par la reconnaissance par le Conseil de sécurité, dans sa résolution 1820 (2008) du 19 juin 2008, que la violence sexuelle constitue un problème de sécurité interne. Il est noté dans cette résolution que les femmes et les filles sont particulièrement visées par les violences sexuelles, et il est souligné qu’une telle violence peut exacerber de manière significative les conflits et freiner le processus de paix.

Pratique judiciaire

550. L’action conjuguée des instruments juridiques nationaux et internationaux, conventionnels et coutumiers, devrait donc permettre de sanctionner les violences sexuelles commises en RDC entre 1993 et 2003. D’autant plus que la RDC, dans le cadre du Protocole sur la prévention et la répression de la violence sexuelle contre les femmes et les enfants de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs999, s’est engagée à punir les auteurs de crimes de violence sexuelle, commis notamment lors d’un conflit armé. Malheureusement, force est de constater que dans la pratique l’impunité demeure la règle.

551. Une étude de cas de la province du Sud-Kivu faite par la Division des droits de l’homme de la MONUC en 20071000 est édifiante et montre le degré d’impunité dont jouissent les auteurs de violences sexuelles, ainsi que l’insignifiance et la lenteur des cas de violence sexuelle introduits devant les autorités judiciaires. De 2005 à 2007, 287 cas ont été enregistrés par les autorités judiciaires, ce qui représente moins de 1% des cas de viol selon les statistiques obtenues des hôpitaux, cliniques et autres structures médicales de la province pour la seule année 2005. Sur les 287 cas dont la justice a été saisie, des enquêtes étaient en cours dans environ 56 % des cas. Dans 60 % de ces cas, les enquêtes duraient depuis plus d’une année. Parmi les 60 cas prêts à être jugés par les tribunaux en 2007, 80 % des auteurs présumés avaient bénéficié d’une libération provisoire et ne s’étaient pas présentés devant les autorités judiciaires à la suite de leur libération. Soixante-quatre dossiers seulement ont été jugés et seuls 58 ont abouti à des condamnations. Mais, même dans ces cas, beaucoup d’auteurs se sont évadés et les victimes n’ont jamais reçu les dommages et intérêts à titre de réparation que les tribunaux leur avaient alloués1001.

552. Il faut cependant noter que depuis la ratification du Statut de Rome, quelques tribunaux militaires ont invoqué ses dispositions pour qualifier les violences sexuelles de crimes internationaux, comme en 2006, dans les jugements concernant les affaires Songo Mboyo, mutins de Mbandaka et Lifumba-Waka1002.

553. En province Orientale, malgré la multitude des violences sexuelles commises par toutes les parties au conflit, il semblerait que l’affaire Gety et Bavi de 2006 soit la seule où des militaires ont été condamnés pour crimes de guerre par viol. Au Nord-Kivu, le procès de Walikale de 2009 est également une rare exception dans le climat d’impunité ambiant. Dans cette affaire, les 11 prévenus des FARDC, dont six étaient en fuite, ont été condamnés le 24 avril 2009 par le Tribunal militaire de garnison de Goma pour des crimes contre l’humanité par viol sur une vingtaine de femmes pygmées en application du Statut de Rome. Le juge s’est référé à la jurisprudence des tribunaux internationaux pour définir les éléments du viol selon le droit pénal international1003. Fait important, le juge a appliqué les dispositions du Statut de Rome pour retenir la responsabilité des chefs hiérarchiques des auteurs des faits en considérant qu’« ils ont toléré les agissements

969 Voir: « Justice, impunité et violences sexuelles à l’est de la RDC », Rapport de la Mission internationale d’experts parlementaires, novembre 2008.
970 Art. 15 de la Constitution: « Les pouvoirs publics veillent à l’élimination des violences sexuelles. Sans préjudice des traités et accords internationaux, toute violence sexuelle faite sur toute personne, dans l’intention de déstabiliser, de disloquer une famille et de faire disparaître tout un peuple, est érigée en crime contre l’humanité puni par la loi. ».
971 Loi n° 06/018 du 20 juillet 2006 modifiant et complétant le décret du 30 janvier 1940 portant Code pénal congolais.
972 Voir Code pénal congolais, décret du 30 janvier 1940, mis à jour le 30 novembre 2004, dans Journal officiel, Numéro spécial du 30 novembre 2004
973 Les circonstances aggravantes sont l’âge mineur de la victime, la qualité officielle de l’auteur, la menace, la ruse ou la violence utilisées pour la commission des faits. Lorsque ces circonstances aggravantes sont établies, elles augmentent le taux de pénalité applicable à l’auteur des faits.
974 La RDC a ratifié les quatre Conventions de Genève et leurs Protocoles. L’article 3 commun aux quatre Conventions, entre autres, prohibe « a les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices […]; c les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants […] ». La quatrième Convention, relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, comporte des dispositions spécifiques sur la violence sexuelle et affirme que « les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur ».
975 LA RDC est notamment partie à la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. En 2006, la RDC a aussi ratifié le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes, adopté en 2003. Les États parties à ce Protocole sont spécifiquement tenus, aux termes de l’article 11, de protéger les femmes dans les conflits armés « contre toutes les formes de violence, le viol et autres formes d’exploitation sexuelle et [de] s’assurer que de telles violences sont considérées comme des crimes de guerre, de génocide et/ou des crimes contre l’humanité et que les auteurs de tels crimes sont traduits en justice devant des juridictions compétentes ».
976 Le statut du TPIY, al. g, art. 5, répertorie le viol comme crime contre l’humanité.
977 L’alinéa g de l’article 3 répertorie le viol comme crime contre l’humanité, et l’article 4 répertorie le viol, la prostitution forcée et tout attentat à la pudeur comme violation grave de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949 et du Protocole additionnel II de 1977.
978 Le statut des Chambres spéciales pour les crimes graves, al. b wwii) et e vi) du paragraphe 1 de la section 6, répertorie le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée … la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle comme constituant une violation grave de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève.
979 Le statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, à l’alinéa g de l’article 2, répertorie le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée et toute autre forme de violence sexuelle comme constituant un crime contre l’humanité, et à l’alinéa e de l’article 3, les outrages à la dignité personnelle, en particulier l’humiliation et le traitement dégradant, le viol, la prostitution forcée et toute autre forme d’attentat à la pudeur comme une violation grave de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève et du Protocole additionnel II.
980 Le statut du Tribunal spécial pour le Cambodge, à l’article 9, répertorie les crimes contre l’humanité tels que définis dans le Statut de Rome.
981 Voir al. g, par. 1 de l’article 7 et al. b xxii) et e vi), par. 2 de l’article 8 du Statut de Rome.
982 Patricia Viseur Sellers, « The Prosecution of Sexual Violence in Conflict: The Importance of Human Rights as Means of Interpretation », OHCHR, 2008.
983 Jugement Procureur c. Akayesu, (TPIR-96-4-T), 2 septembre 1998, Jugement Procureur c. Muhimana, (TPIR-95-1B-T), 25 avril 2005.
984 Jugement Procureur c. Ferdinand Nahimana, Jean-Bosco Barayagwiza et Hassan Ngeze, (TPIR-99-
52-T), décembre 2003.
985 Jugement Procureur c. Kvocka et al. (IT-98-30), novembre 2001; Jugement Procureur c. Delić et al. (IT-96-21-T), novembre 1998. Dans cette affaire, communément appelée l’affaire Celebici, il a été jugé que le viol constituait un acte de torture.
986 Jugement Procureur c. Ferdinand Nahimana, Jean-Bosco Barayagwiza et Hassan Ngeze, (TPIR-99-52-T), décembre 2003.
987 Jugement Procureur c. Dragoljub Kunarac, Radomir Kovac et Zoran Vuković, (IT-96-23-T et IT-96-23/1-T), février 2000, qui a condamné Kunarac et Kovac pour esclavage en tant que crime contre l’humanité.
988 Jugement Procureur c. Alex Tamba Brima, Brima Bazzy Kamera et Santigie Borbor Kanu, (TSSL-04-16-A), 22 février 2008, para 202.
989 Dans le premier cas du TPIY, le Jugement Procureur c. Tadić, (IT-94-1-T), 7 mai 1997, il a été jugé que les actes d’agression sexuelle commis contre des hommes, y compris la mutilation, la fellation, et l’attentat à la pudeur constituent des traitements inhumains, des traitements cruels, en tant que crimes de guerre et des actes inhumains en tant que crimes contre l’humanité.
990 Jugement Procureur c. Tadić, (IT-94-1-T), 7 mai 1997.
991 Jugement Procureur c. Anto Furundzija, (IT-95-17/1-T), 10 décembre 1998, où l’accusé a été condamné pour nudité forcée et humiliation, en plus d’actes de viol; Jugement Procureur c. Alex Tamba Brima, Brima Bazzy Kamera et Santigie Borbor Kanu, (TSSL-04-16-A), 22 février 2008 par. 1068/1188.
992 Jugement Procureur c. Dragoljub Kunarac, Radomir Kovac et Zoran Vuković, (IT-96-23-T et IT-96-23/1-T) février 2000.
993 Selon le jugement émis par le TPIY dans le cas de Kunarac, il suffit de montrer que l’acte a eu lieu dans le contexte d’une accumulation d’actes de violence qui, individuellement, peuvent varier énormément de par leur nature et leur gravité, par. 419.
994 Voir recommandation générale du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, CEDAW no 19 de 1992 sur la violence à l’égard des femmes.
995 Al. c, par. 7 de la recommandation générale no 19.
996 Voir résolution 1325 (2000) du Conseil de sécurité, sixième alinéa du préambule et par. 10.
997 Voir art. 1er du Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique, adopté à Maputo le 11 juillet 2003.
998 Résolution 61/143 de l’Assemblée générale, par. 8.
999 Disponible à l’adresse suivante; www.cirgl.org/documents_fr/humanitarian-social-issues/protocol.pdf.
1000 Division des droits de l’homme de la MONUC et HCDH, « La situation des droits de l’homme en RDC », 2007. Voir aussi Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la violence à l’égard des femmes (A/HRC/7/6/Add.4).
1001 « L’état désastreux du système pénitentiaire, peut- être le maillon le plus faible de la chaîne judiciaire, rend aisée l’évasion de suspects et de condamnés, y compris certains très influents, qui “s’échappent” parfois grâce à la connivence des autorités », Rapport conjoint de sept procédures spéciales thématiques sur l’assistance technique au Gouvernement de la RDC et l’examen urgent de la situation dans l’est du pays (voir A/HRC/10/59), par. 63
1002 Pour une analyse plus complète de la pratique judiciaire en RDC en matière de graves violations du droit international humanitaire voir sect. III, chap. II.
1003 Le juge cite notamment les affaires Furundzija (TPIY) et Akayesu (TPIR)
1004 Pour une analyse plus complète de de la capacité du système judiciaire, voir sect. III, chap. III.
1005 Transcriptions des audiences dans l’affaire Le Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, n° ICC-01/04-01/06 des 3, 23 et 27 février et 6 et 19 mars 2009.