Résumé Exécutif – Évaluation du système national de justice

Résumé Exécutif > III. Évaluation des moyens dont dispose le système national de justice pour traiter des graves violations répertoriées

43. Un aspect important du mandat du Projet Mapping concernait l’évaluation des moyens dont dispose le système judiciaire congolais pour faire face aux nombreux crimes commis, particulièrement pendant la décennie 1993-2003, mais aussi après. Il s’agissait d’analyser dans quelle mesure le système national de justice peut traiter adéquatement des crimes graves révélés par l’inventaire en vue d’entamer la lutte contre l’impunité. À cette fin, une analyse du droit interne et du droit international applicables en la matière, de même que des juridictions habilitées à poursuivre et juger les auteurs présumés des graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises en RDC, a été faite. Une étude de la jurisprudence congolaise ayant traité des crimes internationaux a également été menée pour examiner la pratique judiciaire domestique en matière de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Cette étude a permis de mieux apprécier les défis et obstacles de nature juridique, logistique, structurelle et politique qui caractérisent les poursuites pénales des crimes internationaux en RDC.

44. Environ 200 acteurs du système judiciaire, universitaires et experts nationaux en droit pénal et en droit international ont été interviewés par l’Équipe Mapping39. Des centaines de documents émanant de différentes sources ont été obtenus et analysés, notamment des textes de lois, des décisions judiciaires et différents rapports ayant trait au système de justice.

45. L’analyse du cadre juridique applicable en RDC pour traiter des violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 indique qu’il existe un corps important de normes et dispositions légales, tant en droit international qu’en droit interne, suffisant pour entreprendre la lutte contre l’impunité eu égard aux crimes documentés dans le présent rapport. En effet, la RDC est liée par les plus importantes conventions en matière de droits de l’homme et de droit international humanitaire auxquelles elle a adhéré, pour la majorité d’entre elles, depuis bien avant les conflits des années 9040. Si on peut regretter l’absence de compétence des juridictions civiles pour les crimes internationaux, force est de constater que les juridictions militaires ont compétence pour juger toutes personnes responsables des crimes internationaux commis sur le territoire de la RDC entre 1993 et 2003. Finalement, en matière de protection des droits de l’homme et des garanties judiciaires fondamentales, la Constitution de février 2006 est fort éloquente et inclut en son corps les principales normes internationales dans ce domaine.

46. Pourtant, si le cadre juridique en place paraît suffisant, l’étude de la jurisprudence congolaise a permis d’identifier seulement une douzaine d’affaires depuis 2003 où les juridictions congolaises ont traité de faits qualifiés de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Qui plus est, seulement deux de ces affaires concernent des incidents couverts par le présent rapport, soit l’affaire d’Ankoro41, un jugement du 20 décembre 2004 sur des incidents survenus au Katanga en 2002, et l’affaire des Milobs42, un jugement du 19 février 2007 sur des incidents survenus en Ituri en mai 2003.

47. S’il est indéniable que quelques acteurs de la justice militaire congolaise inspirés par l’adhésion de la RDC au Statut de Rome de la CPI en 2002 et soutenus par la communauté internationale, ont rendu un petit nombre de décisions courageuses en matière de crimes internationaux43, bravant les obstacles matériels et psychologiques ainsi que les apparentes pressions politiques, toutes les affaires étudiées illustrent néanmoins les importantes limites opérationnelles des magistrats militaires. Enquêtes bâclées et douteuses, actes judiciaires mal rédigés ou insuffisamment motivés, décisions irrationnelles, violations des droits de la défense et immixtions diverses des autorités civiles et militaires dans le processus judiciaire sont les tares apparentes qui ont caractérisé plusieurs de ces décisions, notamment dans les affaires d’Ankoro, Kahwa Mandro, Kilwa et Katamisi.

48. Le manque de volonté politique de poursuivre les graves violations du droit international humanitaire commises en RDC est également confirmé par le fait que la grande majorité des décisions rendues l’ont été suite à des pressions constantes de la MONUC et d’ONG.

49. Cette léthargie apparente de la justice congolaise par rapport aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité, notamment à l’égard des principaux responsables, ne pourrait qu’encourager la commission de nouvelles violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire qui perdurent jusqu’à ce jour.

Incapacité du système de justice congolais de traiter adéquatement des crimes internationaux commis sur son territoire

50. En RDC, le problème est moins un problème d’inadéquation des dispositions pénales qu’un problème de non-application. Bien que, comme l’affirme le Rapport sur l’état des lieux du secteur de la justice en RDC, le système judiciaire congolais bénéficie d’« une solide tradition juridique héritée de la colonisation, dont la qualité de certains hauts magistrats témoigne encore »44, tous s’entendent pour dire que le système judiciaire congolais est mal en point, voire dans un « état déplorable » 45. Passablement affaibli sous le régime de Mobutu, il a été durement éprouvé par les différents conflits qui ont ravagé la RDC depuis plus de dix ans.

51. Les recherches et analyses effectuées par l’Équipe Mapping, les séances de travail et les consultations effectuées auprès des acteurs du monde judiciaire congolais, au niveau institutionnel et au niveau de la société civile, ont confirmé que toutes les composantes du système de justice congolais souffrent d’importantes carences structurelles et chroniques. Même des poursuites pénales suivies de condamnations ne suffisent pas si l’État ne prend pas toutes les mesures nécessaires pour s’assurer que les détenus ne s’évadent pas46. La compétence exclusive des cours et tribunaux militaires sur les crimes internationaux pose également un problème eu égard à la répression des violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire47. Leur incapacité et leur manque d’indépendance ont été illustrés par le nombre insignifiant d’affaires dont ils ont traité et par la façon dont ils en ont disposé.

52. L’importante participation présumée d’acteurs étrangers dans les graves violations du droit international humanitaire commises en RDC pose également une difficulté aux juridictions congolaises. Bien qu’elles soient compétentes à l’égard de toute personne, congolaise ou non, elles ont peu de moyens d’obtenir la comparution de suspects résidant hors du pays. La coopération de certains États face à une demande d’extradition reste improbable, compte tenu du peu de garanties qu’offrent les juridictions militaires congolaises en matière de procès justes et équitables et de respect des droits fondamentaux des accusés, d’autant plus que la peine de mort est toujours en vigueur en droit congolais.

53. En résumé, devant le peu d’engagement des autorités congolaises envers le renforcement de la justice, les moyens dérisoires accordés au système judiciaire pour combattre l’impunité, l’admission et la tolérance de multiples interférences des autorités politico-militaires dans les affaires judiciaires qui consacrent son manque d’indépendance, l’inadéquation de la justice militaire, seule compétente pour répondre aux nombreux crimes internationaux souvent commis par les forces de sécurité, la pratique judiciaire insignifiante et défaillante, le non-respect des principes internationaux relatifs à la justice pour mineurs et l’inadéquation du système judiciaire pour les affaires de violence sexuelle, force est de conclure que les moyens dont dispose la justice congolaise pour mettre fin à l’impunité pour les crimes internationaux sont nettement insuffisants. Pourtant, face à la multitude des crimes internationaux perpétrés, le fonctionnement et l’indépendance du système judiciaire est d’autant plus indispensable qu’un grand nombre de hauts responsables des groupes armés parties aux conflits sont prétendument impliqués dans les différentes violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire.

39 Des autorités judiciaires civiles et militaires des différents parquets, des représentants du Gouvernement et des organes nationaux chargés de la réforme du système judiciaire ont notamment été rencontrés.
40 À l’exception du Protocole additionnel II (1977) aux Conventions de Genève de 1949, ratifié en 2002, de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants, ratifiée en 1996 (résolution 39/46 de l’Assemblée générale, annexe), et bien évidemment du Statut de Rome de la CPI, signé en 2000 et ratifié en 2002.
41 Dans l’affaire d’Ankoro, des enquêtes menées par la MONUC avaient révélé que de violents affrontements entre les FAC et les Mayi-Mayi, en novembre 2002, avaient causé la mort d’au moins 70 personnes. Des milliers de maisons furent incendiées et détruites, des centaines de bâtiments privés et publics dont des hôpitaux, des écoles et des églises furent pillés. En décembre 2002, 28 militaires des FAC furent arrêtés et mis à la disposition de la justice militaire. Sept d’entre eux furent inculpés notamment pour crimes contre l’humanité. Le procès fut retardé pendant de nombreux mois pour permettre de constituer une commission d’enquête d’officiers aptes à juger un lieutenant-colonel et, finalement, le Tribunal prononça l’acquittement de six prévenus et condamna le septième à une peine de 20 mois de réclusion pour meurtre. Le Ministère public, satisfait de l’arrêt, ne forma pas appel (RMP 004/03/MMV/NMB–RP 01/2003, RMP 0046/04/NMB–RP 02/2004).
42 Dans l’affaire des Milobs, en mai 2003, des membres du Front nationaliste et intégrationniste (FNI), milice qui sévissait en Ituri, ont torturé et tué deux militaires observateurs de la paix de la MONUC. Sept miliciens furent inculpés de crimes de guerre plus de trois ans après les incidents. Le Tribunal de garnison militaire de Bunia, le 19 février 2007, condamna six des prévenus à la servitude pénale à perpétuité pour crimes de guerre en application du Code pénal militaire congolais et de l’article 8 du Statut de Rome de la CPI (RP 103/2006).
43 Ce fut le cas des affaires Songo Mboyo (2006), des Milobs (2007), Gety et Bavi (2007), Lifumba Waka (2008), Gédéon Kyungu (2009) et Walikale (2009).
44 La mission chargée de l’audit du système judiciaire résulte d’une initiative de la Commission européenne conjointement avec la Belgique, la France, le Royaume–Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, la MONUC, le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCDH). Voir « Rapport sur l’état des lieux », Audit organisationnel du secteur de la justice en RDC, mai 2004, p. 7.
45 Voir notamment rapport du Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats, Leandro Despouy, additif, Mission en RDC, (A/HRC/8/4/Add.2) [ci-après dénommé « rapport Despouy »).
46 « L’état désastreux du système pénitentiaire, peut-être le maillon le plus faible de la chaîne judiciaire, rend aisée l’évasion de suspects et de condamnés, y compris certains très influents, qui « s’échappent » parfois grâce à la connivence des autorités », Rapport conjoint de sept procédures spéciales thématiques sur l’assistance technique au Gouvernement de la RDC et l’examen urgent de la situation dans l’est du pays (A/HRC/10/59), par. 63. Selon les chiffres de la MONUC, au cours du deuxième semestre de 2006 seulement, au moins 429 détenus, y compris certains ayant été condamnés pour de graves violations des droits de l’homme, se sont évadés des lieux de détention à travers la RDC. Voir rapport Despouy (A/HRC/8/4/Add.2), par. 55.
47 La justice militaire devrait « être limitée aux seules infractions spécifiquement militaires commises par des militaires, à l’exclusion des violations des droits de l’homme qui relèvent de la compétence des juridictions ordinaires internes ou, le cas échéant, s’agissant de crimes graves selon le droit international, d’une juridiction pénale internationale ou internationalisée ». Commission des droits de l’homme (E/CN.4/2005/102/Add.1), Principe 29.